David me garde éveillé la nuit

Article écrit dans Remaides numéro 115


Il fallait bien choisir un artiste pour commencer cette rubrique sur les cultures VIH/sida. Si je commence ici par David Wojnarowicz c’est parce qu’il englobe, dans son parcours et dans son œuvre, une constellation de thématiques que nous explorerons régulièrement.

Identité

Né en 1954, David Wojnarowicz est surtout connu en France pour ses œuvres littéraires (il est entre autres l’auteur de Au bord du gouffre), n’ayant jamais eu jusqu’à présent une véritable rétrospective de son travail plastique sur notre territoire. 

David était un homosexuel, un enfant battu, un héroïnomane, un activiste de la lutte contre le sida, un auteur, un sans-domicile fixe, un séropositif, un ramasseur de verre dans des clubs new-yorkais, un rejeté des institutions, un prostitué occasionnel et un amoureux contraint. 

Que ce soit avec la série Arthur Rimbaud in New York, en utilisant un masque à l’effigie du poète, en le portant lui-même et en le faisant porter à ses amis, ou avec Untitled (Genet After Brassaï), œuvre qui participe à élever Jean Genet au rang de saint patron des criminels queer, David nous montre combien la question identitaire est importante chez les personnes LGBTQI face à l’absence de représentations artistiques, médiatiques, littéraires, sans archives ou histoire auxquelles se connecter.

C’est en 2018 qu’eut lieu David Wojnarowicz : History Keeps Me Awake at Night, la première rétrospective de son travail depuis son décès en 1992, au Whitney Museum à New York, elle voyagea au Reina Sofía (Madrid) pour conclure au Mudam (Luxembourg). 

Violence

L’homosexualité de David et à un père violent l’emmène à quitter le New Jersey de son enfance et à vivre dans la précarité New-Yorkaise. Le caractère prédéterminé de la violence du monde dans lequel on naît peut être visible dans son travail par l’utilisation récurrente du motif des cartes comme dans Fuck You Faggot Fucker. Elles sont un rappel à la fois des puissances étatiques et des frontières imposées. Quoi qu’on fasse, on s’inscrit dans une ville, une région, un environnement défini par des règles et des violences préexistantes. Mais son utilisation des cartes en collage, créant de nouveaux territoires, semble aussi offrir une invitation à l’anarchisme, aux voyages, à un érotisme de la transgression. 

À la recherche de nouveaux espaces de liberté, David était attiré par la zone de Cruising Piers 34. L’hétérotopie de ce lieu imbrique une charge sexuelle accompagnée de sa décharge, une réponse à l’homophobie urbaine, mais aussi un espace de dangers avec ses agressions et ses crimes homophobes. Cet espace, de 1983 à 1984 à l’extérieur des lois, devient alors pour David et Mike Bidlo, un territoire de jeu artistique. Très rapidement,  les institutions artistiques et son marché qui ne commencèrent à s’intéresser à son travail.

Affinité

David rencontre le photographe Peter Hujar en 1981. Leur liaison amoureuse dans un New York délabré fut brève et se transforma rapidement en amitié queer : « my brother, my father, my emotional link to the world ». C’est à son contact que David commença à s’identifier comme un artiste. Leur relation était complexe, s’il y avait parfois entre eux une forme de concurrence, qui était aussi une source d’inspiration réciproque. 

Dans le tableau Peter Hujar Dreaming/Yukio Mishima : St. Sebastian, on peut voir Peter en train de rêver à l’auteur japonais Yukio Mishima lui-même en train de se masturber devant Saint-Sébastien. Si le Martyr Romain apparaît dans les textes de Mishima, c’est aussi parce qu’il est un motif récurrent, une icône gay, chez les auteurs et plasticiens homosexuels (Proust, Wilde, Gilbert & George…).

Trois degrés de représentation pour trois degrés d’aspiration. L’homme qui désire l’homme qui désire l’homme. Être queer, c’est aussi s’inscrire dans de nouvelles lignées, des lignées choisies, parfois pleines de désir.  

Politique

Il est assez aisé d’apercevoir la dimension politique dans le travail de David. Nombre de ses œuvres sont des critiques directs envers les États-Unis qu’il juge comme destructrices de l’environnement et de ses minorités. Il existe d’ailleurs dans son travail une récurrence de motifs liés à la vie industrielle et à la colonisation. 

Dans The newspaper as national voodoo: A brief-history of the USA le sang et la viande  représentent à la fois la vie et la mort. Quand Michel Foucault évoque le biopolitique comme une forme d’exercice du pouvoir qui porte, non plus sur les territoires, mais sur la vie des individus, Achille Mbembe, philosophe théoricien du post-colonialisme, poursuit ce travail et forge le concept de nécropolitique pour évoquer un pouvoir qui tue et qui laisse mourir. Si l’utilisation par Mbembe se restreint plutôt aux corps colonisés, on peut aisément rapprocher le concept aux parcours de celles et ceux qu’on appelait dans les années 90 les 4H (héroïnomanes, homosexuel·le·s, hémophiles et Haïtien·ne·s), principales victimes de la crise du sida. Par l’inaction du gouvernement états-unien et du silence de son président, le nécropolitique avait plein pouvoir pour laisser mourir les populations les plus touchées.

Abandon

La visibilité qu’a apportée l’expérience du Piers 34 au travail de Wojnarowicz lui permit de développer une certaine notoriété. Mais la dimension politique de son travail face à la crise du VIH/sida entre autres a vite provoqué un désintérêt du monde de l’art. 

En reprenant les concepts énoncés plus haut, l’institution culturelle et le marché de l’art possèdent, eux aussi, ensemble un pouvoir bio et nécropolitique en ayant pouvoir de déterminer qui émerge et qui disparaît. Et ce pouvoir ne s’est pas construit à l’extérieur du patriarcat et des canons de l’histoire de l’art, il a donc pour conséquence d’effacer et de restreindre la visibilité des artistes issu·e·s, des minorités, bien trop absent·e·s de nos institutions.

Se pose aussi la question d’une conception classique de l’art ou le caractère engagé d’une œuvre impacterait sur sa valeur esthétique. Puisque si l’œuvre dénonce clairement l’ennemi, son message est alors « trop clair » ou « trop simple ».

La colère face aux institutions

Peter Hujar est mort en 1987. Soit à peine six ans après leur rencontre. Six ans sur l’intégralité d’une vie, ce n’est rien, mais cela a suffi à lier à jamais ces deux destins abrégés par la maladie et une société homophobe. Quelques heures après son décès, David photographie Peter. S’il s’agit ici, sans doute, d’une étape dans le processus de son deuil, les photographies portent aussi un regard froid et médico-légal. Une tentative de montrer une victime du sida face à un état criminel par son inaction.

Si la colère a toujours eu sa place dans le travail de David, il me semble qu’elle s’est accentuée de par la crise du VIH/sida et le conservatisme des institutions politiques et culturelles états-uniennes. Il dira :

« Quand on m’a dit que j’avais contracté le virus, il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que j’avais aussi contracté une société malade ».

Il s’engagea au sein d’Act-Up et plus particulièrement au sein du programme d’échange de seringues et défendait l’accès aux outils et à l’information pour tou·te·s et plus particulièrement pour les personnes les moins privilégiées. 

Amour

Le travail de David est extrêmement lié au désir et à l’amour. Un amour et un engagement pour l’autre, pour ses communautés.

Mais il s’agit d’un amour contraint et torturé par une société autoritaire qui abandonne ses marginaux, une société dogmatique qui impose des modèles et qui refuse l’amour à l’extérieur des normes qu’il décrète. Si après sa contamination et celle de Peter, David focalisa une  grande partie de son travail sur la crise du sida, c’était, certes par colère mais il s’agissait surtout d’un cri, parfois solitaire, parfois collectif,  pour une prise de conscience collective.


Aller plus loin : la superbe critique d’Elisabeth Lebovici de l’exposition David Wojnarowicz : History Keeps Me Awake At Night: http://le-beau-vice.blogspot.com/2018/09/david-wojnarowicz-sister-outsider-deux.html

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