Article écrit dans Remaides numéro 117
L’exposition monographique Derek Jarman – Dead Souls Whisper (1986–1993) qui aura lieu au Crédac (Ivry-sur-Seine), du 25 septembre au 19 décembre 2021, offre l’occasion de s’arrêter sur cette figure importante de la scène artistique britannique des années 1980 et 1990. Réalisateur, plasticien, auteur, activiste, mais aussi jardinier, Derek Jarman permet de nous intéresser à un créateur majeur trop méconnu de notre côté de la Manche.
Né en 1942 dans le Middlesex, d’un père militaire et d’une mère juive, Derek étudie à partir de 1960 à King’s College London, puis à la Slade School of Fine Art. Il devient par la suite concepteur de production pour le film Les Diables de Ken Russell. Œuvre baroque et démesurée, ce film est considéré comme l’un des plus sulfureux que le cinéma ait connu. Il est resté interdit en Finlande jusqu’en 2001.
En 1976, il réalise son premier long-métrage, Sebastiane. Avec ses dialogues intégralement en latin et sa charge hautement homoérotique, ce film, portrait de Saint-Sébastien, lui permet d’être considéré comme une des figures de proue de la scène underground d’outre-Manche.
S’en suivra, deux ans plus tard, la réalisation de Jubilee. La reine Élisabeth I se retrouve propulsée dans un XXe siècle nihiliste et décadent où la monarque actuelle a été assassinée et le palais de Buckingham transformé en un studio d’enregistrement. Devenu culte, ce film a été extrêmement critiqué par les communautés punks britanniques (Vivienne Westwood produisit d’ailleurs Open T-Shirt to Derek Jarman…, un tee-shirt lettre ouverte et aux relents homophobes dénonçant, à la fois, le film et sa représentation inexacte de l’identité punk britannique de la fin des années 70).
En 1986, avec Caravaggio, Derek collabore pour la première fois avec Tilda Swinton. Il s’agit pour elle de son premier rôle au cinéma et le début de leur amitié. En 1991, elle joue le rôle de Isabella dans Edward II. Ce film sur la relation amoureuse entre le roi Édouard II d’Angleterre et son favori Pierre Gaveston était une manière d’utiliser des événements historiques pour éclairer l’homophobie ambiante des années 90. Edward II est devenu un symbole de ce que l’on appelle le New Queer Cinema.
Plus étiquette que réel mouvement cinématographique, le New Queer Cinema est à l’intersection de plusieurs types de cinéma. Inventé en 1992 par la critique B. Ruby Rich, le terme comprend désormais un cinéma parfois commercial et narratif qui donne une véritable visibilité au corps et aux vies queers (Parting Glances de Bill Sherwood, 1986), un cinéma soit plus ancien, mais explicitement queer (Un Chant d’Amour de Jean Genet, 1950), ou plus underground, voire expérimental (The Watermelon Woman de Cheryl Dunye, 1996). Si, à première vue, le New Queer Cinema semble être un qualificatif fourre-tout, c’est collectivement que ces films agissent. Chacun d’entre eux, avec leurs outils et leurs publics, participe à la création et la reconnaissance d’identités et de communautés queer.
L’année de la sortie de Caravaggio, Derek Jarman apprend sa séropositivité, il meurt 8 ans plus tard, en février 1994. L’exposition Derek Jarman – Dead Souls Whisper (1986–1993) se concentre d’ailleurs sur cette période. Jarman s’était affirmé ouvertement militant pour les droits des homosexuels bien avant sa séroconversion, mais en faisant publiquement son coming-out VIH, il a contribué à donner un visage humain aux malades présenté·e·s à l’époque comme une menace pour la santé publique britannique .
Dans un contexte de panique liée au VIH, de violences (policières) homophobes et de récurrentes attaques de l’église contre les LGBTQI, le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher fait voter le scandaleux article 28. cette loi qui prescrivait que l’autorité locale « ne devait pas promouvoir intentionnellement l’homosexualité ou publier de documents dans l’intention de promouvoir l’homosexualité » a poussé de nombreuses organisations LGBTQI à fermer ou à limiter leurs activités. Derek a été un des principaux militants contre cet article. En 1990, il s’investit au sein d’ACT UP et dans le groupe d’action direct OutRage! (fondé, entre autres, par Jimmy Somerville), il est également membre actif du Gay Liberation Front. l’article 28 fut abrogé en 2003 en Angleterre.
Le militantisme de Derek est aussi à la base de son travail artistique et cela, quel que soit son médium. Par l’utilisation de son histoire personnelle ou celle de personnages fictifs ou historiques, c’est un mode d’emploi qu’il nous partage afin de (sur)vivre en temps de crise.
A la suite d’une infection liée au VIH, Derek commença à perdre la vue souvent interrompue par des flashs de lumières bleues. C’est dans ces conditions qu’il réalise son dernier film, Blue, sorti en 1993, seulement quelques mois avant son décès. Blue est un film qui repousse les limites de l’expression cinématographique. Pendant 79 minutes, nous nous trouvons face à un écran bleu accompagné d’un paysage sonore composé de différentes voix (John Quentin, Nigel Terry, Tilda Swinton et lui-même), d’une musique éthérique composée par Brian Eno et d’un texte à la fois sensible, poétique et politique. Il y décrit les traitements, les examens médicaux et l’incursion du sida dans la société britannique. Blue est une intense méditation sur la mort et le VIH/sida où Derek partage ce qui le traverse émotionnellement, politiquement mais aussi physiquement.
La découverte de son VIH coïncide avec la naissance de son jardin. Entourant le Prospect Cottage à Dungeness dans le Kent (sud-est de l’Angleterre), son jardin est désormais l’un des plus populaires du pays. La propriété n’est ni ouverte au public ni fermée ; les visiteurs sont libres de s’y promener. Elle est considérée comme « l’ultime œuvre d’un véritable metteur en scène de la nature ».
Jardiner avait pour lui une vraie fonction thérapeutique et était une métaphore de sa propre survie. Que ce soit dans sa peinture, son cinéma, son écriture ou son jardin, Derek travaille sur un rapport sensible à l’espace et à ce que l’on appelle le genius loci. Cette locution latine peut se traduire par « esprit du lieu ». Une vision animiste de ce que l’on qualifie généralement d’atmosphère. Le genius loci habite des endroits divers, un bois, une plage, un sex-club, un hôpital… En reprenant la notion d’hétérotopie abordée dans l’article sur David Wojnarowicz (voir Remaides n° 115, page 70), nous pouvons percevoir comment un simple jardin juxtapose plusieurs fonctions et abrite des concepts qui peuvent sembler opposées. Si les jardins sont des territoires destinés aux activités humaines les plus diverses que ce soit la détente, le romantisme et le plaisir (qu’il soit sexuel ou non), ils sont aussi des espaces contradictoires associant simultanément l’ordre et le désordre, la vie et la mort. Situé au milieu d’une immense étendue de galets et de végétations desséchées, le long de la mer et face à une centrale nucléaire, l’environnement dans lequel existe le jardin de Derek appuie ces paradoxes cohabitant dans un seul et même lieu.
Derek a créé un refuge en transformant cet espace aride et austère en un jardin artistique et accueillant, un lieu de beauté où il pouvait recevoir ses proches et vivre ces derniers instants. Ce jardin, menacé de disparaître a été sauvé in extremis par une campagne de financement soutenu par Tilda Swinton au début de l’année 2020.
Une fois créera peut-être la coutume, cet article se conclut sur les mots de Benoît Piéron, artiste plasticien dont le travail a été influencé par Derek que ce soit autour des questions de maladie, de mort et de botanique. Lui laisser la parole est un moyen de visibiliser les connexions entre différentes générations d’ artistes.
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En 2018, alors que je faisais un voyage immobile dans le Minas Gérais*, j’ai découvert le dernier jardin de Derek Jarman, j’ai été saisi d’abord par son écriture, puis par son jardinage. Il parvenait avec chlorophylle à ramener de la poésie dans les couloirs des hôpitaux, de la sexualité au creux des crambes cordifolia et de l’empathie dans l’arpentage anatomique.
J’ai réalisé trois sculptures inspirées de son travail lors de cette expo aux Tanneries**. Je ne le savais pas encore à ce moment-là, mais je portais une tumeur bien mûre à la sommité de mon rein droit.
Derek Jarman fut ma première rencontre avec la plasticité de la maladie.
Depuis, je jardine les maladies que j’abrite, ma pratique s’est teintée de chlorophylle.
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* État fédéré du Brésil
** [Random], exposition personnelle au centre d’art Les Tanneries, 2018, Amilly, Centre.
Aller plus loin :
Pleased to meet you – Derek Jarman par Claire Le Restif, Edition Sémiose (sortie septembre)
Sebastiane, ou saint Jarman, cinéaste queer et martyr par Didier Roth-Bettoni, édition ErosOnyx
le replay de Derek Jarman, cinéaste queer – Une vie, une œuvre, France Culture, décembre 2018
Écologies déviantes, Voyage en terres queers par Cy Lecerf Maulpoix, édition Cambourakis (sortie le 2 septembre)
le site de Benoît Pieron : benoitpieron.com
Le Crédac : 1, place Pierre Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine – credac.fr